Alors que certains annoncent la fin du télétravail, d’autres louent ses conséquences positives sur le bien-être des salariés et la productivité globale des entreprises.
Les avis sont partagés et les directions également. En effet, certaines enquêtes (Cabinet KPMG interrogeant 1300 dirigeants, 2023 CEO Outlook) montrent que les deux tiers des directions souhaitent un retour au présentiel total alors que d’autres montrent au contraire que les dirigeants sont plutôt favorables à un télétravail encadré (Enquête de l’OCDE menée par le Global Forum on Productivity).
Le télétravail serait positif pour la productivité et le bien-être des salariés …
Cependant, l’INSEE, à la suite de l’OCDE, a produit une enquête conséquente sur le rapport entre productivité et télétravail. Elle a été publiée en juillet 2023 et avait pour but de mesurer les effets du télétravail sur la productivité, les collaborateurs et les organisations trois ans après la crise de la Covid. Les auteurs soulignent d’abord l’ambiguïté des études sur les ressentis, mais aussi sur la réalité du télétravail.
D’une part, parce que la mesure même de la productivité est complexe. La productivité du salarié – déjà très difficile à quantifier – ne représentant in fine qu’une faible part des gains de productivité globaux. Il est important de « s’intéresser aux conséquences macroéconomiques du télétravail. Ainsi, Bloom et al. (2015) estiment à partir de leur expérience aléatoire et de données très détaillées que les effets du télétravail sur la productivité globale des facteurs dépassent 20 % pour la firme qu’ils étudient. En fait, leur estimation est compatible avec un effet nul du télétravail sur la productivité apparente du travail, tandis qu’elle rejette un effet nul sur la productivité globale des facteurs. Bergeaud et al. (2023) »
D’autre part, il semble que le gain de productivité engendré par le télétravail ou son absence soit largement influencé par les conditions de mises en place de ce dernier et l’équilibre que l’organisation parvient à trouver.
L’enquête conclue néanmoins à une certaine convergence des différentes études « sur l’essentiel de leurs constats : le recours au télétravail a, en moyenne, des effets positifs sur la productivité, et ses effets seraient maximaux pour une intensité intermédiaire de télétravail, ce qui coïncide peu ou prou avec ce que les dirigeants d’entreprise considèrent comme étant la quantité idéale de télétravail ».
Par ailleurs, le nombre de collaborateurs qui bénéficient du télétravail a certainement atteint un palier et c’est pourquoi il est d’autant plus important de relativiser ses potentielles conséquences négatives sur l’ensemble du monde du travail.
Certes seulement 3 % des salariés télétravaillaient en 2017 (Hallépée & Mauroux, 2019), et cela considérablement évolué (en 2021 un salarié sur 5 télétravaillait selon l’INSEE) mais nous sommes certainement à un point limite pour deux raisons : 1/ les contenus mêmes du travail, 2/ le besoin des collaborateurs et des dirigeants de se rendre sur leur lieu de travail. Par ailleurs 60 % des télétravailleurs sont des cadres, alors qu’ils ne représentent que 22 % de l’emploi salarié. En effet, dans les entreprises américaines largement citées ces derniers jours (voir article) ou dans le monde du travail français, le distanciel est devenu une norme pour une minorité de métiers très particuliers et très qualifiés.
C’est pourquoi il serait préférable de parler plutôt de deux cultures du télétravail, de deux habitudes :
- Celle des salariés, ou le télétravail est en général très orchestré et organisé.
- Celle des cadres, où il y a une imbrication durable entre le travail à la prestation, à la journée et à l’heure.
… Mais alors pourquoi les entreprises font-elles marche arrière ?
Si certaines grandes entreprises américaines ont reculé sur la très grande permissivité quant au télétravail, ce n’est pas tant parce qu’il serait contre-productif, mais plutôt parce qu’il menace de mettre à mal toute la dynamique collective, toute la structure sur laquelle repose le fonctionnement d’une organisation (équipe de travail, collègues, pauses, relations humaines …).
En effet, le risque que représente le télétravail est principalement dû au facteur humain. S’il n’est pas correctement régulé, le collectif se désolidarise progressivement, la communication perd en efficacité et les salariés risquent de se sentir isolés.
Le télétravail donne aux salariés la sensation de gagner en autonomie et en souplesse mais il favorise également une forme de désengagement, une mise à distance de l’organisation et un rapport plus utilitaire à cette dernière. A distance, on est toujours moins impliqué.
C’est pourquoi un certain temps de présence au bureau favorise une dynamique collective, la création de relations de travail dynamiques et in fine l’émergence d’une unité productive véritable grâce à l’engagement des collaborateurs.
La présence dans les locaux, les rencontres fortuites, la parole non uniquement communicationnelle … bref, l’échange physique d’un groupe d’individus est propice à la créativité, à l’émergence de potentialités et à l’innovation : « Le manque de proximité physique nuit à la communication et aux flux de connaissances, au sein des entreprises et entre entreprises, ainsi qu’à la supervision par la direction »
Il y a donc un enjeu essentiel à trouver le point d’équilibre entre la vie du collectif et la préservation de l’autonomie et du bien-être des salariés : « D’un côté, l’adoption du télétravail pourrait faire augmenter la productivité des entreprises grâce, notamment, à une meilleure satisfaction et une plus grande concentration des salariés. De l’autre, les flux de connaissances au sein de l’entreprise – nécessaires au maintien de la collaboration créative, de l’innovation et de la croissance de la productivité à long terme – pourraient être entravés par la diminution des interactions interpersonnelles fortuites ou improvisées, en particulier entre différentes équipes (Hertel et al., 2005 ; OECD, 2020a).
Conclusion
Le télétravail peut représenter un gain de productivité tout comme devenir une source majeure de désengagement et de dysfonctionnements organisationnels. Tous ses avantages se révèlent des inconvénients lorsque ce dernier n’est pas pensé et orchestré en amont.
Par ailleurs, il est important, pour penser la productivité de réfléchir d’un point de vue global et macroéconomique : quand bien même un salarié en télétravail serait un peu moins productif, cela pèse peu dans la balance. Parce que le collaborateur a bénéficié d’une journée de coupure augmentant la qualité de ses conditions de travail, parce qu’il est possible de diminuer le coût des infrastructures, de mettre en place un management plus souple … tout cela tend à augmenter la productivité.