Et si l’homo laborans devenait un homme total ? La centralité du travail et le souci de soi

La centralité du travail dans les sociétés modernes

Dans L’Odyssée, Télémaque questionne l’étranger, qui n’est autre qu’Athéna : « Qui es-tu ? d’où viens-tu ? quels sont tes parents, ta cité ? « 

Aujourd’hui Télémaque dirait sûrement : « qui es-tu ? quel métier exerces-tu ? ». 

En effet, longtemps, le travail a été déconsidéré : dévolu aux esclaves dans l’Antiquité, il était une tâche ingrate pour l’homme de bien qui était libre d’exercer ses facultés réflexives et physiques comme bon lui semblait. 

Ce discrédit jeté sur le travail reste actuel très longtemps : on travaille car l’on y est forcé, pour sa survie. 

L’artisanat, l’avènement de la bourgeoisie mais ensuite et plus profondément le salariat (on donne du temps, de la force, des compétences en échange d’un salaire) redistribuent considérablement les problématiques du travail. Progressivement, le travail change de statut, il n’est plus cette tâche ingrate mais il devient un outil de liberté, d’égalité et d’indépendance. Gagner son argent en échange d’un temps fourni à la production ou à la conception de quelque chose devient une valeur clé de nos sociétés. De plus, grâce à la constitution d’un état social, travailler c’est participer à la satisfaction collective des besoins et à l’enrichissement d’un pays. Revêtu de nouvelles normes et d’une nouvelle idéologie, le travail est un ciment social et un espace fondamental pour la construction de nos sociétés. 

Ce basculement est éloquent si l’on relie certains passages des Principes de la philosophie du droit de Hegel, publié en 1820. 

« § 196 : Le travail est l’activité médiatrice qui consiste à produire et à acquérir des moyens particularisés appropriés à des besoins également particularisés. Par son travail, l’homme différencie à l’aide de procédés variés le matériel que la nature lui procure immédiatement pour l’adapter à des fins multiples. Cette mise en forme par le travail donne au moyen sa valeur et son utilité, de sorte que l’homme utilise essentiellement pour sa consommation des produits du travail humain et les efforts humains (investis dans ces produits). 

§199 : Par cette dépendance mutuelle dans le travail et dans la satisfaction des besoins, l’égoïsme subjectif se transforme en contribution à la satisfaction des besoins de tous les autres, en médiation du particulier par l’universel, dans un mouvement dialectique tel qu’en gagnant, produisant et jouissant pour soi, chacun gagne et produit en même temps pour la jouissance des autres. Cette nécessité, qui réside dans l’enchevêtrement multiforme que crée la dépendance de tous, est à présent, pour chacun, la richesse générale, la richesse durable. Chacun a la possibilité d’y contribuer par sa culture et son habileté, pour assurer sa subsistance et pareillement, ce gain acquis par son travail maintient et accroît la richesse générale

Le désir d’épanouissement

De cet état de fait, naissent progressivement des questions, des revendications, des évolutions. La liberté financière, le plaisir de pouvoir mener sa vie comme on l’entend à côté du travail ne suffisent plus, et c’est dans ce mouvement que se pose, entre autres, la question de l’épanouissement au travail.

Les femmes et les hommes modernes désirent une liberté qui les poussent à se cultiver eux-mêmes, et cela dans tous les domaines possibles et imaginables de l’activité humaine. Ainsi, l’ingénieur se sentira également épanoui dans les jeux de rôles et voudra y consacrer du temps, quitte peut être à créer son propre jeu. La sociologue, esprit intellectuel riche aimerait se former au conseil et peut être même au Ressources humaines, et parfois le web designer travaille à mi-temps pour développer sa passion pour la plongée… Cela ne les rend pas moins compétents mais, dans une certaine mesure, plus productifs et plus épanouis.

 Seulement, dans une société où la division du travail est poussée à son maximum, les entreprises ne peuvent pas nécessairement, ou sinon modérément, participer de cette tendance globale. C’est pourquoi elles doivent mettre en place un management permettant aux employés, ce que les anglais appelle « a polygamous career » (Culure Amp) sans que cela se traduise nécessairement par un turn-over nocif pour l’entreprise, un désinvestissement, etc. 

Une tendance encore discrète que les entreprises doivent inclure dans leur management

Nombreux sont les managers à percevoir une tendance encore discrète qui leur semble devoir se généraliser. Les salariés se sentiront de plus en plus épanouis en multipliant les projets et les emplois, plutôt qu’en restant fidèle toute leur vie à la même entreprise. Il ne suffit plus d’occuper une place, d’avoir une indépendance financière, de construire une carrière et de participer à la dynamique sociétale. Les employés désirent également trouver dans leur vie, au quotidien, les moyens de leur épanouissement. Nous pouvons citer Scott Belsky, directeur d’Adobe : « Je crois fortement que le sentiment d’épanouissement professionnel viendra de plus en plus du sentiment d’être pleinement utilisé…La prochaine génération de talents entrant sur le marché optera massivement pour ce que j’appelle des carrières polygames ». 

Cela pour plusieurs raisons : 

  • Un désir de plus en en plus répandu d’apprendre, de se former et de développer continuellement de nouvelles compétences. 
  • La crise a considérablement augmenté le nombre de salariés soucieux de leur épanouissement global. Ils ont reconsidéré ce qui n’était pas nécessairement questionné jusque-là : la place du travail dans leur vie. 
  • Augmentation considérable du nombre d’auto-entrepreneurs qui préfèrent naviguer à travers les entreprises et les fonctions pour avoir plus de liberté, de flexibilité quant à leurs conditions de travail. 

Plus la société avance plus il semblerait que chacun aspire à faire de son travail un moyen de développer son existence humaine, de se développer aussi bien sur le plan intellectuel, que manuel, d’acquérir des compétences. De rendre justice à une vision complète et positive du travail. 

Il est certain qu’il ne faut pas oublier que ce paradigme concerne avant tout des métiers à forte valeur ajoutée.

L’entreprise, face à cela, doit s’adapter. Ne pas nécessairement demander à l’employé une exclusivité, accepter plus facilement des 80% ou des mi-temps. Développer la formation, les changements de poste au sein d’une même entreprise. 

Pour ce qui est du recrutement, il ne s’agit pas de se soucier uniquement d’un CV et d’une fonction, mais de l’ensemble de la carrière, du portfolio, etc. 

Finalement, le salarié de 2023 désire se réapproprier sa vie, son « soi » en redonnant un sens intime à son travail ! Le sens fixé par l’entreprise ou par la collectivité ne suffisant plus. 

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